« L’Environnement et la Maladie : Association ou Causalité? » Traduction française de l’article scientifique anglais « The environment and disease: association or causation? », Sir Austin Bradford Hill, Professeur émérite de Statistiques Médicales, Université de Londres, 295–300, Section of Occupational Medicine, Meeting January 14 1965

Publié par Dr sc Olivier Dufour le

« L’Environnement et la Maladie : Association ou Causalité? » Traduction française de l’article scientifique anglais « The environment and disease: association or causation? », Sir Austin Bradford Hill, Professeur émérite de Statistiques Médicales, Université de Londres, 295–300, Section of Occupational Medicine, Meeting January 14 1965

Article traduit en français:
L’Environnement et la Maladie : Association ou Causalité ? Actes de la Société Royale de Médecine. Section Médecine du travail. Meeting du 14 janvier 1965.
Sir Austin Bradford Hill, Professeur émérite de Statistiques Médicales, Université de Londres. Dufour, Olivier (traducteur anglais-français)

Fichiers sources (.tex + .bib + .pdf de la traduction + pdf de l’article original):
https://drive.google.com/drive/folders/14SkRh4ITrrJpjSlI-rDtL8KMzO91jkql?usp=sharing

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00:00 Début
01:18 Introduction
05:10 1 Force
10:58 2 Consistance
18:05 3 Spécificité
21:16 4 Temporalité
22:12 5 Gradient biologique
23:38 6 Plausibilité
25:18 7 Cohérence
27:41 8 Expérience
28:12 9 Analogie
29:28 Tests de Significativité
34:36 Les Raisons d’Agir

Article original en anglais:
Austin Bradford Hill, “The Environment and Disease: Association or Causation?,” Proceedings of the Royal Society of Medicine, 58 (1965), 295-300.
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Parmi les objets de cette nouvellement fondée « Section de la Médecine du Travail », il y a (1) « de fournir des moyens, pas facilement accessibles ailleurs, par lesquels les médecins et les chirurgiens ayant une connaissance particulière de la relation entre maladie, blessures et conditions de travail peuvent discuter de leurs problèmes, non seulement entre eux, mais aussi avec des collègues d’autres domaines, en organisant des réunions conjointes avec d’autres Sections de la Société » ; et, (2), « de mettre à disposition les informations sur les risques physiques, chimiques et psychologiques du travail, et en particulier sur ceux qui sont rares ou pas facilement reconnaissables ».

A l’occasion de ce premier meeting de la Section, si nous entreprenons, avec des intentions aussi louables soient-elles, d’instruire nos collègues dans d’autres domaines, il conviendra d’examiner un problème fondamental pour nous. Comment, en premier lieu, détectons-nous ces relations entre maladie, blessures et conditions de travail ? Comment déterminons-nous quels sont les risques physiques, chimiques et psychologiques liés à l’activité professionnelle, et en particulier ceux qui sont rares et pas facilement reconnaissables?

Il existe, bien sûr, des exemples pour lesquels nous pouvons raisonnablement répondre à ces questions à partir du corpus général des connaissances médicales.
Un environnement physique particulier, et peut-être extrême, ne peut pas ne pas être nocif: un produit chimique particulier est connu pour être toxique pour l’homme et donc suspect sur le sol d’une usine.
Parfois, à l’inverse, nous pouvons nous demander ce qu’un environnement particulier pourrait faire à l’homme, puis voir si de telles conséquences sont effectivement observées.
Mais le plus souvent, nous ne disposons pas d’un tel guide, d’un tel moyen de procéder. Le plus souvent, nous dépendons de l’observation et de l’énumération d’événements définis pour lesquels nous cherchons ensuite des antécédents.
En d’autres termes, nous constatons que l’événement B est associé à la caractéristique environnementale A, c’est-à-dire, pour prendre un exemple précis, qu’une certaine forme de maladie respiratoire est associée à une poussière dans l’environnement.
Dans quelles circonstances pouvons-nous passer de cette association observée à un verdict de causalité et sur quelle base devons-nous le faire ?

Je n’ai ni l’envie, ni la compétence, de me lancer dans une discussion philosophique sur la signification de la « causalité ».
La « cause » d’une maladie peut être immédiate et directe, lointaine et indirecte à l’association observée.
Mais en gardant à l’esprit les objectifs de la médecine du travail, presque synonyme de médecine préventive, la question décisive est de savoir si la fréquence de l’événement indésirable B sera influencée par un changement de la caractéristique environnementale A.
Comme un tel changement exerce cette influence pourrait nécessiter de nombreuses recherches.
Toutefois, avant de déduire la « causalité » et de prendre des mesures, nous ne devrions pas toujours attendre les résultats de ces recherches.
Il se peut qu’il faille défaire toute la chaîne ou juste quelques maillons.
Cela dépend des circonstances.

En mettant de côté tout problème sémantique de ce type, nous nous trouvons dans la situation suivante.
Nos observations révèlent une association entre deux variables, parfaitement claire et au-delà de ce que nous pourrions attribuer au jeu du hasard.
Quels aspects de cette association devrions-nous particulièrement considérer avant de décider que l’interprétation la plus probable de cette association est la causalité ?

(1) La force

Je mettrais en premier lieu sur ma liste, la force de l’association.
Pour prendre un exemple très vieux, en comparant les professions des patients atteints d’un cancer du scrotum avec les professions des patients présentant d’autres maladies, Percival Pott a pu tirer une conclusion correcte en raison de l’énorme augmentation du cancer du scrotum chez les ramoneurs.
« Même dans la deuxième décennie du vingtième siècle », écrit Richard Doll (1964), « la mortalité des ramoneurs par cancer du scrotum était environ 200 fois supérieure à celle des travailleurs qui n’étaient pas spécialement exposés au goudron ou aux huiles minérales et, au XVIIIe siècle, la différence relative était probablement beaucoup plus grande ».

Pour prendre un exemple plus moderne et plus général sur lequel je réfléchis depuis plus de quinze ans, les enquêtes prospectives sur le tabagisme ont montré que le taux de mortalité par cancer du poumon chez les fumeurs de cigarettes est neuf à dix fois supérieur à celui des non-fumeurs et que le taux chez les gros fumeurs de cigarettes est vingt à trente fois supérieur.
D’autre part, le taux de mortalité par thrombose coronaire chez les fumeurs est inférieur au double du taux chez les non-fumeurs.
Bien qu’il existe de bonnes preuves pour étayer la causalité, il est certainement beaucoup plus facile dans ce cas de penser à certaines caractéristiques de la vie qui peuvent aller de pair avec le tabagisme et qui pourraient être la véritable cause sous-jacente ou, au moins, un facteur important, qu’il s’agisse du manque d’exercice, de la nature du régime alimentaire ou d’autres facteurs.
Mais pour expliquer l’excès prononcé de cancers du poumon par d’autres facteurs environnementaux, il faut une caractéristique de vie si intimement liée au tabagisme et à la quantité de cigarettes qu’une telle caractéristique devrait être facilement détectable.
Si nous ne pouvons pas détecter ou déduire raisonnablement cette caractéristique spécifique, alors dans de telles circonstances, je pense que nous sommes raisonnablement en droit de rejeter l’affirmation vague du critique de salon « vous ne pouvez pas le prouver, il pourrait y avoir une telle caractéristique ».

Dans cette situation, je rejetterais certainement l’argument parfois avancé selon lequel ce qui compte, c’est la différence absolue entre les taux de mortalité de nos différents groupes et non les ratios entre eux.
[Note du traducteur: ratios, coefficients multiplicateurs pour passer d’un taux à un autre].
Cela dépend de ce que nous voulons savoir.
Si l’on veut savoir combien de décès supplémentaires dus au cancer du poumon auront lieu à cause du tabagisme (c’est-à-dire en présumant de la causalité), il faut évidemment utiliser les différences absolues entre les taux de décès : 0.07 pour 1 000 par an chez les médecins non fumeurs, 0.57 chez ceux qui fument 1-14 cigarettes par jour, 1.39 pour 15-24 cigarettes par jour et 2.27 pour 25 ou plus par jour.
Mais ceci ne veut pas dire que dans le cas de cet exemple, ou dans les problèmes plus spécifiquement professionnels, que cette meilleure mesure de l’effet sur la mortalité soit aussi la meilleure mesure par rapport à l’étiologie.
[note du traducteur: \href{https://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9tiologie}{Définition cnrtl de étiologie}: A.− PHILOS. Discipline qui a pour objet la recherche des causes. L’étiologie et l’épistémologie d’Aristote (Théol. cath.t. 4, 1, 1920, p. 1227).
B.− MÉD. PATHOL. Étude des causes des maladies; ces causes elles-mêmes (cf. Méd. Biol. t. 2 1971). L’étiologie des septicémies, de la tuberculose; l’étiologie des névroses; une maladie d’étiologie inconnue. L’étiologie du cancer, c’est-à-dire l’étude des conditions qui permettent, favorisent ou même déterminent l’éclosion du cancer, a fait, dans ces dernières années, de grands progrès … ]
À ce sujet, des ratios de 8, 20 et 32 pour 1 sont beaucoup plus informatifs.
Il ne s’ensuit pas, bien sûr, que les différences révélées par les ratios aient une quelconque importance pratique.
Peut-être qu’ils en ont une, peut-être qu’ils n’en ont pas, mais c’est un tout autre sujet.

Rappelons l’analyse classique de John Snow des premières semaines de l’épidémie de choléra de 1854.
Le taux de mortalité qu’il a enregistré chez les clients alimentés par l’eau extrêmement polluée de la « Southwark and Vauxhall Company » était en réalité assez faible : 71 décès pour 10 000 maisons.
Ce qui est frappant, c’est que ce petit taux est 14 fois supérieur au chiffre de 5 décès pour 10 000 maisons alimentées par l’eau sans égout de la compagnie rivale « Lambeth ».

En mettant ainsi l’accent sur la force d’une association, nous devons néanmoins examiner le côté face de la pièce.
Nous ne devons pas être trop prompts à écarter une hypothèse de cause à effet simplement parce que l’association observée semble être faible.
Il y a de nombreuses occasions en médecine où cela est vrai.
Relativement peu de personnes porteuses du méningocoque tombent malades de méningite à méningocoques.
Relativement peu de personnes exposées professionnellement à l’urine de rat contractent la maladie de Weil.

(2) Consistance

Sur ma liste des caractéristiques à prendre en compte, je placerais ensuite la consistance de l’association observée. A-t-elle été observée à plusieurs reprises par différentes personnes, en différents lieux, dans des circonstances différentes et à différents moments ?

Cette exigence peut revêtir une importance particulière pour les rares dangers mentionnés dans le cahier des charges de la Section. Avec les nombreux esprits éveillés à l’œuvre dans l’industrie de nos jours, de nombreuses associations environnementales peuvent être créées.
Certaines d’entre elles, selon les tests habituels de significativité statistique, semblent peu susceptibles d’être dues au hasard. Néanmoins, pour ce qui est de savoir si l’explication est un vrai hasard ou si un véritable danger a été détecté, cela ne peut parfois être confirmé que par la répétition des circonstances et des observations.

Pour en revenir à mon exemple plus général, le Comité Consultatif de Chirurgie Générale du Service de Santé Publique des États-Unis a constaté l’association du tabagisme avec le cancer du poumon dans 29 enquêtes rétrospectives et 7 prospectives \cite{surgeon1964smoking}. La leçon à tirer est que, de manière générale, la même réponse a été obtenue dans une grande variété de situations et de techniques. En d’autres termes, il est justifié d’en déduire que l’association n’est pas due à une erreur (ou un sophisme) constant qui imprègnerait toute enquête.Et nous devons d’ailleurs rester sur nos gardes à ce propos.

Prenons, par exemple, un exemple donné par Heady \cite{heady1958false}.
Les patients admis à l’hôpital pour une opération de l’ulcère gastrique sont interrogés sur les anxiétés domestiques ou les crises domestiques récentes qui ont pu précipiter la maladie aiguë.
Comme groupe témoin, les patients admis pour une opération d’une simple hernie sont interrogés de la même manière. Mais, comme le souligne Heady, les deux groupes peuvent ne pas être in pari materia.
[Note du traducteur: Je n’ai pas trouvé de définition précise de la locution latine « in parti materia ». Mais grosso modo, cela veut dire que les 2 groupes ne sont pas comparables, car de natures trop différentes]
Si votre femme s’est enfuie avec le locataire la semaine dernière, vous devez quand même emmener votre ulcère perforé à l’hôpital sans délai. Mais avec une hernie, vous préférerez peut-être rester à la maison pendant un certain temps pour faire le deuil (ou fêter) l’événement. Aucun nombre de répétitions exactes n’éliminerait ou ne révélerait nécessairement ce sophisme.

Nous nous trouvons donc dans une situation quelque peu paradoxale : les résultats différents d’une enquête séparée ne peuvent certainement pas être considérés comme réfutant les preuves initiales, mais des résultats identiques obtenus précisément à partir de la même forme d’enquête ne renforceront pas invariablement les preuves initiales. J’accorderais moi-même un poids fort à des résultats similaires obtenus de manières très différentes, par exemple de manière prospective ou rétrospective.

Une fois encore, si l’on regarde le côté face de la pièce, il arrive que la répétition soit absente ou impossible, mais il ne faut pas hésiter à tirer des conclusions. L’expérience des raffineurs de nickel du sud du Pays de Galles en est un exemple remarquable. Je cite la Conférence Commémorative Alfred Watson que j’ai donnée à l’Institut des Actuaires :
[Note du traducteur: \href{https://fr.wikipedia.org/wiki/Actuaire}{Définition wikipédia de actuaire}: Un actuaire est un professionnel spécialiste de l’application du calcul des probabilités et de la statistique aux questions d’assurances, de prévention, de finance et de prévoyance sociale. ]

‘La population à risque, travailleurs et retraités, comptait environ un millier de personnes. Au cours des dix années de 1929 à 1938, 16 d’entre eux sont morts d’un cancer du poumon, 11 d’entre eux sont morts d’un cancer des sinus nasaux. Vus les taux de mortalité par âge en Angleterre et au Pays de Galles à cette époque, on aurait pu s’attendre à 1 seul décès par cancer du poumon (à comparer avec les 16), et à un moins d’1 décès par cancer du nez (à comparer avec les 11). Pour tous les autres endroits du corps, le cancer est apparu 11 fois sur le certificat de décès et on aurait pu s’attendre à ce qu’il le fasse 10 à 11 fois. Il y a eu 67 décès par toutes les autres causes de mortalité et, sur la période de dix ans, on aurait pu s’attendre à 72 décès au taux de mortalité national. Enfin, la division de la population à risque en fonction de l’emploi a montré que l’excès de cancers du poumon et du nez est entièrement tombé sur les travailleurs employés dans les procédés chimiques.

‘Plus récemment, mon collègue, le Dr Richard Doll, a poussé cette histoire encore plus loin. Au cours des neuf années de 1948 à 1956, il a constaté 48 décès par cancer du poumon et 13 par cancer du nez. Il a évalué les nombres attendus par les taux de mortalité normaux comme étant, respectivement, 10 et 0,1.

‘En 1923, bien avant qu’un danger particulier ne soit reconnu, certains changements ont eu lieu dans la raffinerie. Aucun cas de cancer du nez n’a été observé chez les hommes qui sont entrés dans l’usine après cette année-là, et chez ces hommes, il n’y a pas eu d’excès de cancer du poumon.
En d’autres termes, l’excès dans les deux sites est une caractéristique unique pour les hommes qui sont entrés dans l’industrie manufacturière au cours, grosso modo, des 23 premières années du présent siècle.

‘Aucun agent causal de ces néoplasmes n’a été identifié.
[Note du traducteur: \href{https://fr.wikipedia.org/wiki/Actuaire}{Définition du dictionnaire LE ROBERT de néoplasme}: Tumeur cancéreuse.] Jusqu’à récemment, aucune expérimentation animale n’avait donné d’indice ou de soutien à ces preuves purement statistiques. Pourtant, je me demande si l’un d’entre nous hésiterait à l’accepter comme la preuve d’un grave danger industriel ?’ (Hill \cite{hill1962sickness}).

Dans le cadre de ma présente discussion, je ne connais pas de recherches parallèles. Nous devons (ou devions) nous prononcer sur un événement unique, et il n’y a aucune difficulté à le faire.

(3) Spécificité

L’une des raisons, inutile de le préciser, est la spécificité de l’association, troisième caractéristique que nous devons invariablement prendre en compte. Si, comme c’est le cas ici, l’association est limitée à des travailleurs spécifiques et à des sites particuliers et à des types de maladie particulières et qu’il n’y a pas d’association entre le travail et d’autres types de décès, il s’agit clairement d’un argument fort en faveur de la causalité.


Il ne faut cependant pas trop insister sur l’importance de cette caractéristique.
Même dans mon présent exemple, il y a une relation de cause à effet sur deux sites différents de cancer: le poumon et le nez. Le lait, en tant que vecteur d’infection et, en ce sens, cause de maladie, peut produire une galaxie aussi disparate que la scarlatine, la diphtérie, la tuberculose, la fièvre ondulante, l’angine, la dysenterie et la fièvre typhoïde. Avant la découverte du facteur sous-jacent, c’est à dire l’origine bactérienne de la maladie, le mal aurait été fait en insistant trop sur le besoin de spécificité comme élément nécessaire avant de condamner la laiterie.

De nos jours, les enquêtes prospectives sur le tabagisme et le cancer du poumon ont été critiquées pour leur manque de spécificité, c’est-à-dire que le taux de mortalité des fumeurs est plus élevé que celui des non-fumeurs pour de nombreuses causes de décès (bien qu’en réalité, les résultats de Doll et Hill \cite{doll1964mortality} ne le montre pas). Mais ici, il faut certainement en revenir à ma première caractéristique, la force de l’association. Si d’autres causes de décès sont augmentées de 10, 20 ou même 50 % chez les fumeurs alors que le cancer du poumon est augmenté de 900, 1000 %, nous avons une spécificité – une spécificité dans l’ampleur de l’association.

Nous devons également garder à l’esprit que les maladies peuvent avoir plus d’une cause.
Il a toujours été possible de contracter un cancer du scrotum sans ramoner des cheminées ou manipuler de Jeannette dans le Lancashire.
[Note du traducteur: \href{https://fr.wikipedia.org/wiki/Mule-jenny}{Définition wikipédia de Jeannette}: La mule-jenny est une machine à filer à énergie hydraulique qui, au fur et à mesure de ses perfectionnements, fila d’un même mouvement de 30 à 1 000 fils en même temps. Elle est aussi nommée en français Jeannette et, dans certains documents du xviiie siècle, gennis.]

Les relations 1-à-1 (monofactorielles) ne sont pas fréquentes.
En effet, je pense que la multicausalité est généralement plus probable que la mono-causalité, bien que si nous connaissions toutes les réponses, nous pourrions peut-être revenir à un facteur unique.


En bref, si la spécificité existe, nous pouvons tirer des conclusions sans hésitation ; si elle n’est pas apparente, nous ne devons pas l’exclure définitivement pour autant.

(4) Temporalité

Ma quatrième caractéristique est la relation temporelle de l’association : qui est la charrette et qui est le cheval ? C’est une question qui pourrait être particulièrement pertinente dans le cas des maladies à développement lent. Est-ce qu’un régime particulier conduit à la maladie ou est-ce que les premiers stades de la maladie conduisent à ces habitudes diététiques particulières ? Une profession particulière ou un environnement professionnel particulier favorise-t-il l’infection par le bacille tuberculeux ou encore, les hommes et les femmes qui choisissent ce type de travail sont-ils plus susceptibles de contracter la tuberculose, quelquesoit l’environnement, ou bien l’ont-ils déjà contractée ?
Ce problème temporel ne se pose peut-être pas souvent, mais il faut certainement s’en souvenir, notamment en ce qui concerne les facteurs sélectifs à l’œuvre dans l’industrie.

(5) Gradient biologique

Cinquièmement, si l’association est susceptible de révéler un gradient biologique, ou une courbe dose-effet, alors nous devrions rechercher avec la plus grande attention de telles preuves. Par exemple, le fait que le taux de mortalité par cancer du poumon augmente de façon linéaire avec le nombre de cigarettes fumées par jour, renforce beaucoup la preuve que les fumeurs de cigarettes ont un taux de mortalité plus élevé que les non-fumeurs. Cette comparaison serait affaiblie, bien que pas nécessairement détruite, si elle reposait, par exemple, sur un taux de mortalité beaucoup plus élevé chez les petits fumeurs et plus faible chez les gros fumeurs. Nous devrions alors envisager une relation beaucoup plus complexe pour satisfaire l’hypothèse de cause-à-effet. La courbe claire dose-effet admet une explication simple et met l’affaire sous un jour évidemment plus clair.

Il en irait de même pour un prétendu danger lié à la poussière dans l’industrie. Plus l’environnement est poussiéreux, plus l’incidence de la maladie devrait être élevée. Souvent, la difficulté consiste à obtenir une mesure quantitative satisfaisante de l’environnement qui nous permette d’explorer cette relation dose-effet. Mais nous devrions toujours la rechercher.

(6) Plausibilité

Il sera utile que la causalité que nous soupçonnons soit biologiquement plausible. Mais c’est une caractéristique dont je suis convaincu que nous ne pouvons pas l’exiger. Ce qui est biologiquement plausible dépend des connaissances biologiques de l’époque.

Pour citer encore une fois ma conférence Commémorative Alfred Watsonn (Hill \cite{hill1962sickness} ), il n’y avait:
‘… aucune connaissance biologique pour soutenir (ou réfuter) l’observation de Pott au 18ème siècle d’excès de cancers chez les ramoneurs. C’est ce manque de connaissances biologiques au 19ème siècle, qui a conduit un essayiste primé, écrivant sur la valeur et fausseté des statistiques, à conclure, parmi d’autres associations « absurdes », que « il ne pouvait pas être plus ridicule pour l’étranger qui passait une nuit dans l’entrepont d’un navire d’émigrants, d’attribuer le typhus qu’il y a contracté, à la vermine dont les corps des malades pouvaient être infectés ».
Et, pour en revenir à une époque plus proche, au 20ème siècle, il n’y avait pas de connaissances biologiques pour étayer les preuves contre la rubéole ».

En bref, l’association que nous observons peut être une nouveauté pour la science ou la médecine et nous ne devons pas la considérer avec trop de légèreté, ni comme trop bizarre. Comme le disait Sherlock Holmes au Dr Watson, « lorsque vous avez éliminé l’impossible, tout ce qui reste, aussi improbable soit-il, doit être la vérité ».

(7) Cohérence

D’autre part, l’interprétation cause-effet de nos données ne doit pas entrer en conflit direct avec les faits généralement connus de l’histoire naturelle et de la biologie de la maladie. Elle doit être cohérente avec l’avis du Comité Consultatif de Chirurgie Générale.

Ainsi, dans la discussion sur le cancer du poumon, le Comité estime que son association avec le tabagisme est cohérente avec l’augmentation temporelle de l’amplitude de ces deux variables au cours de la dernière génération et avec la différence de mortalité entre les sexes – caractéristiques qui pourraient bien s’appliquer à un problème de santé du à la profession.
Le ration connu entre les zones urbaines / rurales en ce qui concerne la mortalité due au cancer du poumon ne nuit pas à la cohérence, ni à la restriction de l’effet sur le poumon.

Personnellement, je considère que contribuent grandement à la cohérence (1) les preuves histopathologiques de l’épithélium bronchique des fumeurs et (2) l’isolement de la fumée de cigarette des facteurs cancérigènes de la peau des animaux de laboratoire .
Néanmoins, si ces preuves de laboratoire peuvent considérablement renforcer l’hypothèse et, en fait, déterminer l’agent causal réel, l’absence de telles preuves ne peut pas annuler les observations épidémiologiques chez l’homme.
L’arsenic peut sans aucun doute provoquer un cancer de la peau chez l’homme, mais il n’a jamais été possible de démontrer un tel effet sur aucun autre animal.
Dans un domaine plus vaste, les observations épidémiologiques de John Snow sur la transmission du choléra par l’eau de la pompe de Broad Street auraient été presque incontestées si Robert Koch n’avait été là pour isoler le vibrion des couches du bébé, du puits lui-même et du monsieur de Brighton à la santé douteuse.
Pourtant, du fait que les travaux de Koch aient nécessité d’attendre trente ans de plus, ils n’ont pas vraiment affaibli la thèse épidémiologique, même si cela l’a rendue plus difficile à établir contre les critiques de l’époque, qu’elles eurent été fondées ou non.

(8) Expérience

Il est parfois possible de faire appel à des preuves expérimentales ou semi-expérimentales.
Par exemple, en raison d’une association observée, une action préventive peut être entreprise.
Cette action est-elle réellement préventive ? On réduit la poussière dans l’atelier, on change les huiles de lubrification, on arrête de fumer des cigarettes.
La fréquence des événements associés est-elle modifiée ? C’est ici que l’hypothèse de la causalité est la mieux étayée.

(9) Analogie

Dans certaines circonstances, il serait juste de juger par analogie.
Avec ce que nous savons maintenant des effets de la thalidomide et de la rubéole, nous serions certainement prêts à accepter des preuves plus légères mais similaires avec un autre médicament ou une autre maladie virale pendant la grossesse.

Voici donc neuf points de vue différents dont nous devrions étudier l’association avant de crier à la causalité.
Ce que je ne crois pas (et qui a pourtant été suggéré), c’est que nous pouvons utilement établir de règles de preuve « dures et rapides » qui doivent être respectées avant d’accepter la cause et l’effet.
Aucun de mes neuf points de vue ne peut apporter de preuve indiscutable pour ou contre l’hypothèse de cause à effet et aucun ne peut être exigé comme condition sine qua non.
Ce qu’ils peuvent faire, avec plus ou moins de force, c’est nous aider à nous faire une idée sur la question fondamentale : y a-t-il une autre façon d’expliquer l’ensemble des faits qui nous sont présentés, y a-t-il une autre réponse autant, sinon plus, probable que la cause et l’effet ?

Tests de Significativité:

Aucun test formel de significativité ne peut répondre à ces questions.
De tels tests peuvent, et doivent, nous rappeler les effets que le jeu du hasard peut créer, et ils nous instruisent sur l’ampleur probable de ces effets.
Au-delà, ils ne contribuent en rien à « prouver » notre hypothèse.

Il y a près de quarante ans, parmi les études sur la santé au travail que j’ai réalisées pour le Conseil de Recherche Médicale du Service de Recherche de Santé Industrielle, il y en avait une qui concernait les ouvriers des filatures de coton du Lancashire (Hill \cite{hill1930sickness}).
La question à laquelle je devais répondre, en utilisant les dossiers de l’Assurance Maladie Nationale de l’époque, était la suivante : Les ouvriers de la salle de cardage de l’usine de filature, ces ouvriers, qui s’occupent des machines nettoyant le coton brut, ont-ils une expérience de la maladie différente de celle des autres ouvriers de la même usine, mais qui sont relativement peu exposés à la poussière et aux fibres qui caractérisent la salle de cardage? La réponse a été un « oui » sans réserve.
De l’âge de 30 à 60 ans, les ouvriers des carderies ont souffert de plus de trois fois plus de maladies respiratoires, alors que pour les causes non-respiratoires, leur expérience n’était pas différente de celle des autres ouvriers.
Cette différence prononcée ne provenait pas de périodes de maladie anormalement longues, mais plutôt d’un nombre excessif d’absences répétées des ouvriers des carderies.

Tout cela est, à juste titre, passé dans les limbes des choses oubliées.
Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est ceci : mes résultats ont été présentés pour les hommes et les femmes séparément et pour une demi-douzaine de groupes d’âge dans 36 tableaux.
Il y avait donc beaucoup de sommes.
Pourtant, je ne trouve nulle part où j’ai jugé nécessaire d’utiliser un test de significativité.
Les preuves étaient si nettes, les différences entre les groupes étaient tellement grandes, le contraste entre les causes respiratoires et non respiratoires de la maladie était si spécifique, qu’aucun test formel ne pouvait vraiment apporter quoi que ce soit de valable à l’argument.

Alors pourquoi les utiliser ?

Penserions-nous ou agirions-nous de la sorte aujourd’hui ? J’en doute fort.
Dans l’entre-deux-guerres, il a fallu insister auprès des cliniciens et autres chercheurs sur l’importance de ne pas négliger les effets du hasard sur leurs données.
Trop souvent, les généralités étaient basées sur deux hommes et un chien de laboratoire, tandis que le traitement de choix était déduit d’une différence entre deux lits de patients et pouvait facilement n’avoir aucune signification réelle.
C’était donc un correctif utile pour les statisticiens que de souligner, et d’enseigner, la nécessité de tests de significativité qui servent simplement de guides de prudence avant de tirer une conclusion, avant de gonfler la particularité en généralité.

Je me demande si le balancier n’est pas allé trop loin, non seulement auprès des élèves attentifs, mais aussi auprès des statisticiens eux-mêmes.
Refuser de tirer des conclusions sans erreurs standard est certainement tout aussi stupide ?
Heureusement, je crois que nous ne sommes pas encore allés aussi loin que nos amis des États-Unis où, me dit-on, certains rédacteurs de revues renvoient un article parce que les tests de significativité n’ont pas été appliqués.
Pourtant, il existe d’innombrables situations dans lesquelles ces tests sont totalement inutiles parce que (1) la différence est grotesquement évidente ou, à l’inverse, négligeable ou (2) parce que qu’elle soit significative ou pas, elle est trop faible pour avoir une quelconque importance pratique.
Pire encore, le scintillement de la table de t détourne l’attention des faiblesses de la démarche.
Seule une partie, et une partie inconnue, du personnel de l’usine se porte volontaire pour une procédure ou un entretien.
Et 20% des patients traités sont perdus de vue.
Et 30% d’un échantillon de patients tirés au sort ne sont jamais contactés.
L’échantillon peut en effet s’apparenter à celui de l’homme qui, selon Swift, « avait l’intention de vendre sa maison et portait dans sa poche un morceau de brique qu’il montrait comme modèle pour encourager les acheteurs ».
L’écrivain, l’éditeur et le lecteur restent impassibles.
Les formules magiques sont là.

Bien sûr, j’exagère.
Mais trop souvent, je soupçonne que nous gaspillons beaucoup de temps, que nous saisissons l’ombre et perdons la substance, que nous affaiblissons notre capacité à interpréter les données et à prendre des décisions raisonnables, quelle que soit la valeur de P.
Et bien trop souvent, nous déduisons « aucune différence » de « aucune différence significative ».
Comme le feu, le test du Khi² est un excellent serviteur mais un mauvais maître.

Les Raisons d’Agir

Enfin, en passant de l’association à la causalité, je crois que dans la « vraie vie », nous devrons considérer ce qui découle de cette décision.
Sur le plan scientifique, nous ne devrions pas le faire.
Les preuves sont là pour être jugées sur leurs mérites et le jugement (dans ce sens) devrait être totalement indépendant de ce qui s’y rattache ou de ce qui en découle.
Mais dans un autre, et plus pratique, sens, nous pouvons certainement nous demander ce qu’implique notre décision.
En médecine du travail, notre objectif est généralement d’agir.
Si ceci est une cause opérante et que cela est un effet délétère, alors nous voudrons intervenir pour abolir ou réduire la mort ou la maladie.

Bien que cette ambition soit louable, elle nous conduit inévitablement à introduire différents outils standardisés avant de condamner.
Ainsi, sur la base d’indices relativement faibles, nous pourrions décider de restreindre l’utilisation d’un médicament contre la nausée matinale chez les femmes enceintes.
Si nous nous trompons dans l’établissement de la causalité à partir de l’association, cela ne causera pas de grand tort.
La bonne dame et l’industrie pharmaceutique survivront sans doute.

Sur la base d’éléments probants, nous pourrions prendre des mesures à l’égard de ce qui semble être un risque professionnel, par exemple.
Nous pourrions abandonner une huile probablement cancérigène pour une huile non cancérigène, dans un environnement limité, et sans trop d’injustice si nous avons tort.
Mais nous devrions avoir besoin de preuves très solides avant d’obliger les gens (1) à brûler chez eux un combustible qu’ils n’aiment pas ou (2) à arrêter de fumer des cigarettes et de manger des graisses et du sucre qu’ils aiment.
En demandant des preuves très solides, je voudrais cependant répéter avec insistance que cela ne signifie pas qu’il faille mettre tous les points sur les i, et croiser le fer avec tous les critiques, avant d’agir.

Tout travail scientifique est incomplet, qu’il s’agisse d’observation ou d’expérimentation.
Tout travail scientifique est susceptible d’être bouleversé ou modifié par l’avancée des connaissances.
Cela ne nous confère pas la liberté d’ignorer les connaissances que nous avons déjà, ou de reporter l’action qu’elles semblent exiger à un moment donné.

Comme le demandait Robert Browning, qui sait si le monde peut s’éteindre ce soir ? C’est vrai, mais d’après les données disponibles, la plupart d’entre nous se préparent au trajet vers le travail demain 08h30.

Références personnelles et mon profil:

Références de mon sujet de thèse:
https://www.theses.fr/2016LARE0005

Un peu de biblio perso:
Manuscrit de thèse « RECONNAISSANCE AUTOMATIQUE DE SONS D’OISEAUX ET D’INSECTES ».
Olivier Dufour, le 18 février 2016, pour l’obtention du grade de Docteur de l’université de la Réunion »:
https://drive.google.com/file/d/1rPhJJMyPIi7ZUWQ_KzYGHbzBRyYJJdwR/view?usp=sharing
https://www.researchgate.net/profile/Olivier_Dufour2
https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=XGOfDwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PA83&dq=olivier+dufour&ots=7gTOW4reSH&sig=Ux_G5gM3DgOAvTjX1IniIQR2Gko#v=onepage&q=olivier%20dufour&f=false
https://cel.archives-ouvertes.fr/LIP6/hal-01488785v1
https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-01488264/
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1574954116301194
https://doi.org/10.1016/j.ecoinf.2016.08.004

Les articles que j’ai reviewés pour la revue scientifique à comité de lecture « Ecological informatics »:
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1574954116301261
https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1574954117300286
https://arxiv.org/abs/1909.04425
https://cel.archives-ouvertes.fr/LIP6/hal-01488786v1

Pour recevoir les prochaines traductions d’articles scientifiques par mail:
https://retexp.fr/pour-recevoir-les-prochaines-traductions-darticles-scientifiques-par-mail/

Pour écouter (ou lire) toutes mes autres lectures d’articles scientifiques anglais traduits en français:
https://www.youtube.com/playlist?list=PLOQanq3p4_Clc1XMv80x0oJaHc_GgMRo2
https://retexp.fr/comment-savoir-si-un-article-scientifique-anglais-a-deja-ete-traduit-en-francais/

F A C E B O O K
https://www.facebook.com/Science-Dr-Dufour-Olivier-2316438282013527/

T W I T T E R
https://twitter.com/dufour_dr

Je suis le Docteur Olivier Dufour. (Montpellier)

Crédits photos miniature:
https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/eb/Austin_Bradford_Hill.jpg


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